Interview de Jean-Gabriel Périot – Nijuman no Borei

 

Au niveau technique d'abord, votre documentaire est basé sur un montage de photos, comment avez-vous procédé sur les photos que vous avez prises vous-même : appareil argentique, numérique, quels formats ? Comment avez-vous eu accès aux archives d'Hiroshima ?

La question des photos que j'ai moi-même prise est très simple. Je les ai prises avec un appareil numérique grand public. Cependant il y a très peu de mes photos dans le film, je dirai autour de vingt.

En ce qui concerne les images d'archives, c'est plus complexe. Lorsque l'on recherche des archives (photos ou films), on travaille sur deux niveaux qui ne se croisent pas toujours : la recherche des matériaux les plus originaux (négatifs pour les photos et master pour la vidéo, pellicule pour le film) et la recherche de ayants droits (et la négociation de l'utilisation des archives).

Lorsque l'on réalise des films comme le mien avec plusieurs centaines de photographies et d'ayants droits, cela relève un peu du casse-tête (surtout lorsque l'on travaille au Japon où, contrairement aux clichés, beaucoup de choses sont mal organisées).

J'avais une assistante à Hiroshima, bilingue. Nous avons trouvé une partie des sources de manière très traditionnelle (fonds d'archives publiques – mairie, région universités…) D'autres sources ont été retrouvées grâce au décorticage de livres contenant des photos du Dôme et indiquant les sources.

Les points de complication ont été la difficulté de la langue et le manque d'argent.

En ce qui concerne la question très technique, c'est très simple, j'allais dans les archives avec un portable et un scanner.

 

Du point de vue du montage, on retrouve certains cycles liant photos et musique (photos « silencieuses », début de la musique), comment avez-vous pensé vos enchaînements ? En aviez-vous déjà une idée avant d'aller chercher la matière de votre film ? Toujours côté technique, quelles difficultés avez-vous rencontrées au moment du montage ?

Les liens entre la musique et l'image s'écrivent au montage. Il est impossible (pour moi) de les pré-écrire. Souvent la seule chose, mais ce n'est pas la moindre, que j'ai en commençant le montage c'est la musique.

Evidemment un montage de ce type n'est pas facile. En ce qui concerne la partie « animation » du montage, ce n'est pas le plus difficile. J'ai déjà pu travailler ce type de technique sur mes films précédents.

La vraie difficulté a été le choix de l'ordre des photos. En effet il fallait monter les photos par ordre géographique, spatiale et par ordre chronologique. Je n'avais évidemment pas une infinité de photo. Ce fût un peu comme un rubik’s cube.

 

Dans les énigmes du film, connaissez-vous la famille dont vous montrez la photo au final? Avez-vous rencontré des survivants ?

Je ne connais rien des gens de cette photo. Elle appartient à la Mairie d'Hiroshima qui n'a même pas d'indication sur les ayants-droits.

Je n'ai pas directement rencontré d'Hibakusha (le nom japonais des survivants d'Hiroshima). J'en ai entendu témoigner dans un meeting ou dans une exposition. Mais cela m'était trop violent de leur faire face pour les entendre. Par contre, j'ai lu la plupart des témoignages écrits traduits en français des Hibakusha.

 

Comment est-il possible de se remettre, « de rester vivant » après avoir travaillé des mois sur des sujets aussi bouleversants ? Ou mettre ses espoirs ?

Très dure question. Très personnelle aussi.

Le plus dure en fait ne fût pas de faire le film. Le plus dur a été ma confrontation lors de la préparation du film aux témoignages des survivants et à la réalité historique du pourquoi de cette bombe, réalité qui ne se résume ni plus ni moins qu'à la justification financière de son développement, un désir d'expérimentation scientifique et une volonté de destruction. Aucune autre raison avancées n'est crédibles (les japonais demandait la reddition depuis le printemps, son armée était défaite, les russe était au courant du succès des essais atomiques aux USA…).

Le temps passé sur place a aussi été très dur. J'avais vraiment la sensation de vivre sur un cimetière.

Par contre, faire le film en lui-même permet un travail de deuil. Je dis souvent que ce film est mon propre mémorial pour les victimes d'Hiroshima.

Où mettre ses espoirs ? Il n'y a pas de réponse. Personnellement, je n'en ai pas beaucoup en ce moment. Mais l'important n'est pas là. Alain Brossat dans La résistante infinie écrit que nous sommes condamnés à perdre mais que connaissant cela la seule façon de rester humain est de se battre contre ce qui nous détruit.

 

En terme de problèmes idéologiques ou éthiques, est-ce que certaines personnes ne pourraient pas vous reprocher d'essayer de faire de l'esthétique avec quelque chose de dramatique ? Pourquoi Hiroshima en particulier ?

Ce type de remarques m'indiffère généralement. L'important n'est pas que des français peuvent trouver ce film esthétisant, mais que les spectateurs d'Hiroshima me remercient d'avoir fait ce film. Cependant, je dois remarquer que l'on ne m'a pas parler de ça pour ce film, alors que c'est une remarque que l'on m'a souvent faite pour l'un de mes films précédents qui s'appelle Dies Irae et qui finissait à Auschwitz. Ceci me confirme que l'on n'accorde malheureusement pas le même statut aux victimes de la Shoah qu'aux victimes des autres massacres. Mais un mort à Hiroshima, un mort au Rwanda, un mort à Auschwitz, un mort à Dresde… est un mort de trop.

Les questions qui me hantent sur Hiroshima, comme elles m'ont hanté lors de la réalisation de Eût-elle été criminelle…, sont la question de la vengeance et celle de l'oubli.

Comment les Américains qui ont libéré les camps de la mort en Allemagne ont pu détruire Hiroshima et Nagasaki ? Les bombardements de ces villes ont détruit tout espoir dans la reconstruction d'un monde meilleur après cinq ans d'horreurs incessantes.

Et puis, pourquoi ne savons-nous rien de ce qui se passa à Hiroshima ? Alors même que nous avons depuis trop longtemps maintenant suffisamment d'armes atomiques pour détruire le monde.

 

Vous avez déjà réalisé plusieurs films en lien avec des événements traumatiques de notre histoire. Pourquoi cette démarche, quel en a été son dépar t?

Je crois, en tant que réalisateur et cela n'est pas un jugement de valeur pour les autres films, que selon Mickael Hanecke que tout film doit être politique.

Je vis dans un monde que je trouve mortifère, en tant que réalisateur je ne peux pas me préoccuper d'autre chose que de cela. Faire des films est mon moyen de lutter.

Mon intérêt pour l'histoire et la violence vient de là. Il faut rappeler qu'ailleurs et qu'avant dans nos propres pays aujourd'hui plus ou moins sauvegardé, c'est la ruine permanente de l'humanité. Ainsi j'ai vraiment voulu faire un film comme eût-elle été criminelle… contre une certaine France qui reste aujourd'hui encore majoritaire.

 

Comment arrivez-vous à prendre du recul par rapport à votre choix d'images et surtout à leur contenu ?

On ne peut pas prendre de recul par rapport aux images violentes. C'est pourquoi je peux faire un film sur le Dôme mais pas sur les victimes. Ou alors sur les femmes rasées (qui n'ont pas été tuées)  et non sur les exécutions sommaires de l'épuration.

Il m'est impossible de me détacher suffisamment des images de morts pour pouvoir les utiliser.

 

Peut-on parler d'un devoir de mémoire auquel devrait répondre le cinéma ?

J'ai un peu répondu à cette question précédemment. Il n'y a pas de devoir général de mémoire auquel devrait répondre le cinéma. Cela est personnel.

Cependant, je n'arrête pas de m'interroger en tant que spectateurs sur les centaines de films que je vois par an et qui ne servent strictement à rien. Même un film hollywoodien devient intéressant que lorsqu'il se pose des questions non pas de mémoire mais de politique (comme le dernier Batman par exemple).

Je pourrais aussi ajouter un bémol. Il ne suffit pas de vouloir témoigner, il faut avant tout faire un film. Trop de réalisation, notamment documentaire, pêche par leur naïveté et leur amateurisme technique. Faire un film  contre un événement aussi révoltant soit-il ne peut pas s'accommoder d'un manque de réflexion ou d'une approximation technique.

 

Croyez-vous que le fait de parler du passé puisse empêcher le renouvellement d'actes aussi terribles ? Et si non pourquoi tenter tout de même de raconter tout ça ?

Evidemment non, parler du passé ne sert à rien en ce qui concerne la prévention de l'éternelle répétition de la violence.

Personnellement, je n'ai pas le choix. Si je ne veux pas étouffer, je dois transmettre aux spectateurs les questions qui me hantent. Je dois les partager.

Mon désir quand je fais un film malgré tout : si un seul spectateur sort de la salle en ayant le désir de ce renseigner plus sur le sujet que j'aborde et décide de prendre un livre, je n'ai pas fait le film pour rien.

 

Les journaux, et notamment les journaux télévisés n'hésitent plus de nos jours à montrer des images de cadavres, de chairs, de destruction. Comment vivez-vous cela? Vous serait-il possible aujourd'hui de faire un film en lien avec le génocide du Rwanda ou du Darfour par exemple ?

Je ne regarde jamais la télé. C'est un principe politique de vie. Et donc ce que je  pense de la télé est contenu dans cet énoncé.

J'ai voulu faire un film sur le Rwanda. Il m'a été impossible de travailler la moindre des photos que j'ai alors trouvées. Chacune méritait d'être montrée au spectateur pour elle-même. Mais mon projet d'alors c'est transformé, c'est devenu dies irae (le film qui finit à Auschwitz). Pour moi une histoire (racontée de manière abstraite) de la vie d'un être humain qui s'arrête abruptement, sans même que la victime ne puisse le savoir.

 

Vous parlez de pédagogie, d'initier les gens à avoir un regard sur les images, comment présenteriez-vous 200000 fantômes à quelqu'un qui le verrait pour la première fois ?

Je ne le présenterai pas. J'essaie de faire des films qui ne nécessitent pas de présentation. Par exemple, les résumés de mes films ne sont que quelques mots. Pour celui-là : Hiroshima 1914-2006

 

Paul Chytelman est un vieux monsieur rescapé des camps de concentration. Il raconte et transmet ce qu'il a vécu dans les collèges, au cours de conférences, il écrit... Une discussion avec lui m'a appris qu'il détestait le film La vie est belle. Que pensez-vous de ce film ?

Par principe, je ne suis pas contre les films de fictions traitant de la Shoah. Chacun peut s'approprier cette histoire avec ses propres outils. (Certains comme Claude Lanzman ne sont pas d'accord du tout avec la moindre tentative de fictionnalisation). Par exemple le film le plus important sur Hiroshima est Hiroshima mon amour qui est vraiment une fiction. En ce qui concerne la mémoire des événements dramatiques, c'est les intentions du réalisateur qui comptent, la justesse de son propos et la véracité historique.

Pour revenir à la vie est belle, le problème n'est pas que ce film soit une fiction, mais le fait que ce film soit putassier. Il veut faire pleurer dans les chaumières à travers le regard d'un petit enfant. Forcément innocent. Forcément pur. Les camps de concentration ont été la négation même de l'humanité. Il faut regarder la réalité de l'horreur de face. Ca suffit à faire pleurer. Et si certains estiment que des spectateurs peuvent être rebutés par des films trop sombres et que des films comme la vie est belle peut permettre de leur apprendre quelque chose de la Shoah, cela sont des gens qui sont des fossoyeurs de la mémoire et du respect que l'on doit aux victimes.

 

Vous avez une manière très particulière de gérer le cadre où vous inscrivez l'image et surtout le temps donné au spectateur pour regarder celle-ci, pourriez-vous nous en dire plus sur cette gestion du temps ? En quoi différenciez-vous votre travail de celui d'un photographe ? 

Je travaille sur l'accumulation des images. Ce que je cherche n'est pas de donner à voir des photos pour elles-mêmes (ces photos existent par elles-mêmes, et peuvent être consultées, étudiées…) mais à faire ressortir ce qui fait lien entre elle. De manière très grossière, je pourrais parler d'un "inconscient de la représentation". C'est en tout cas par cette accumulation que je peux faire ressortir des éléments (poétiques ou historiques) qui sont sous jacents à ces photographies mais qui n'apparaît pas forcement clairement quand on les voit séparément.

Sinon, pour parler strictement de mon rapport au temps dans les films, je ne sais pas trop quoi dire. C'est, en dehors d'une certaines évidences des règles du montages ou des règles filmiques, purement artistique, poétique plutôt. Il faut que le film trouve un temps juste, mais je ne pourrais pas définir plus précisément ce qu'est cette justesse à part qu'elle m'apparaît évidente.

En ce qui concerne les différences entre mon travail et le travail d'un photographe : je ne prend quasiment jamais de photographie !

 

Y a t-il des gens qui ont inspiré votre travail ?

Chris Maker, Dziga Vertov et le premier Godard sont parmi les réalisateurs les plus importants pour moi. Mais en dehors d'eux, je suis un spectateur très hétéroclite. Et je ne m'inscris pas vraiment dans une histoire (ce qui ne veut absolument pas dire que j'estime faire quelque chose de « nouveau », plutôt que mes influences proviennent de films, de cinéastes, de penseurs… qui peuvent être en contradiction).

 

Vers quels projets tendez-vous aujourd'hui ? Certains gardent-ils ce rapport avec la mémoire ?

Oui, évidemment. J'ai deux projets sur la RAF. Un documentaire d'archives et un film court de fiction. C'est un autre type de violence. Et aussi un projet de film court sur l'expulsion des sans-papiers de l'Eglise Saint Bernard.

 

Les Japonais n'ont pas du tout le même rapport à la mémoire de cet événement que les Européens, comment l'expliquer ? Avez-vous eu des retours de personnes japonaises ayant vu votre film ?

Cette question est trop complexe pour que je puisse y répondre rapidement. Quelques éléments de réflexion :
- ils ont reçu la bombe, pas nous.
- les Japonais ont perdu la guerre, les américains étaient les "gentils" et les libérateurs de l'Europe
- ils existent des différences de points de vue entre les habitants de Hiroshima et de Nagasaki et les autres habitants du Japon
- l'histoire pour les Japonais est ressentie comme cyclique alors que pour nous elle est linéaire
- tout rapport à la mémoire est politique. Et les intérêts des Américains, des Européens et des Japonais ne sont pas les mêmes.

Sinon, oui, les Japonais ont très bien reçu le film qui a beaucoup été diffusé et primé là bas. Certains spectateurs m'ont remercié, ce qui connaissant la pudeur japonaise était très touchant. Ils ont été surpris et touchés par un film qu'aucun Japonais n'aurait pas faire (chaque photo du dôme est Hiroshima et ne peut donc être "accumulée"). Ils ont été touchés car c'est vraiment une histoire de cette ville que raconte le film, le dôme leur y a semblé "vivant" (les Japonais assignent un aspect religieux aux éléments tels que les arbres, les pierres etc… et peuvent donc considérer le dôme comme "non morts")

 

Il existe plusieurs types de monuments aux morts, de commémorations autour de la seconde guerre mondiale, pourquoi ce besoin d'ériger le vôtre? Qu'est-ce que l'oubli pour vous ?

Qu'est-ce que l'oubli ? C'est à la fois une obligation (on ne peut pas vivre hanté pas le passé) et à la fois quelque chose contre lequel on doit lutter (nous avons une obligation morale de ne pas oublié les sacrifiés). C'est dans le cœur de ce double mouvement contradictoire que nos futurs possibles s'inscrivent.

 

Interview de Mélanie Druet
2008